mercredi 5 août 2009

Qat : le tester c'est l'adopter?

Si la loi islamique se montre particulièrement peu clémente à l'égard de la consommation de quelconques substances déshinibantes, elle n'empêche pas le développement exponentiel du qat au Yémen, mais aussi dans une moindre mesure dans les pays du Golfe et de la Corne de l'Afrique. Au contraire, les feuilles séchées du Catha Edulis ont de beaux jours devant elles. Au vu de l'omniprésence de ces sachets verts, un bref descriptif s'impose.

Il faut d'abord imaginer que toute la population yéménite, ou presque, machouille ces feuilles à longueur de journée (mais surtout en fin d'après midi), faisant de cet instant une communion nationale. Car oui, de 10 à 70 ans (99 ans me parait un peu optimiste, dentition et espérance de vie ayant à être pris en considération), tout le monde (c'est à dire la gente masculine, les femmes n'en consommant que très peu et presque uniquement pendant les mariages) consomme, et donc achète, du qat.

Interdit en France depuis 1957, on peut ici s'en procurer légalement dans les souks comme sur les aires d'autoroutes, et plus globalement sur n'importe quel trottoir, les marchants ambulants étant légion à Sana'a. On vous vendra un sachet pour un prix variant de 300 à 500 riyals yéménites (soit à peu près 1€), pour 200 à 400 grammes. Il vous suffit en somme de prononcer qat (autrement écrit khat, prononcez "gat") dans la rue pour en trouver. Vous aurez alors en votre possession une floppée de branches verdoyantes au délicieux goût d'herbe fraiche, qui ne manquera pas la première fois de vous donner la sensation d'être un herbivore acérébré.

Il ne s'agit toutefois pas de vulgairement brouter ces feuilles; le processus est en effet autrement plus sophistiqué. Une brève discussion gestuelle avec le marchand (vous apprécierez le coup de main sale) fera de vous un expert en la matière, et très vite vous aussi pourrez afficher une mystérieuse excroissance au niveau des zygomatiques.



Précis de consommation de qat

1° - Sélectionnez sur chaque branche les plus petites feuilles, les plus sèches
2° - Pincez la feuille entre vos doigts, de manière à la nettoyer rapidement (hypocondriaque, passe ton chemin)
3° - Machez rapidement la feuille (2 ou 3 coups de molaires suffiront).
4° - Stockez la feuille dans le creux de votre joue
5° - Répétez le processus jusqu'à former une boule de qat, et à avoir une joue difforme et douloureuse

Conseils : pour faire passer la douleur et humidifier l'espèce de boule immonde qui se forme dans votre bouche, il est conseillé de boire, plutôt du soda que de l'eau. Le voyageur téméraire pourra alors tenter d'imiter le yéménite professionnel, qui parvient à boire et à stocker le soda dans l'autre joue, sans inonder ni avaler le qat.

En somme, pas de mot en français pour décrire ce rituel bien huilé. L'anglais dira "chew qat" (=macher) lorsque l'arabe précisera "ourazel" (=stocker). Une fois le processus assimilé, les effets se font attendre. Il faut en effet compter 2 à 3 heures de machouillage pour ressentir un quelconque effet. Il est donc d'usage de se retrouver dans un salon pour une défonce collective, autour de longues discussions, de tasses de thé, voire de danses et de chants pour les plus chanceux. Navré de décevoir les junkies de passage, l'effet est très limité : concentration accrue, simulacre d'hypertension, pupille dilatée et éventuellement légère sensation de planage (comptez alors 3-4h de machouillage, personnellement non ressenti); les effets d'un café fort en somme. Les conséquences de l'accoutumance au qat sont néanmoins bien plus importantes, soulageant la faim et la fatigue, causant hallucinations, troubles du sommeil et disparition à long terme de la libido (les on-dit vous apprendront ainsi qu'un marchand attentionné pourra ainsi vous proposer du viagra avec votre sachet, là encore, désolé de vous décevoir mais non vérifié).

Si les conséquences pour l'individu peuvent décevoir, les conséquences "macro" du qat sont autrement plus dérangeantes. Tabac et qat se partageant grosso modo les terres arables, la majorité des ressources en eau passe dans l'irrigation des plants. Derrière les paysages enchanteurs et le côté potentiellement amusant de cette tradition se cache ainsi une réalité bien plus noire. Prisé par l'ensemble de la population, la demande en qat est très importante. L'accoutumance joue par ailleurs un rôle pesant : opter pour une redistribution des terres créerait sans aucun doute des tensions... Un virage en ce sens apparait cependant nécessaire, afin de faire de l'économie d'importation actuelle une économie tendant à subvenir aux besoins (bien que faibles) de sa population. Si le qat n'est bien évidemment pas le seul fléau faisant obstacle au développement du Yémen, il n'en est pas moins une des causes majeures.

Une dimension singulièrement cynique se juxtapose à cette analyse de comptoir lorsque l'on observe que la production de qat a été incitée par les différents gouvernements du Yémen (Sud et Nord). D'ici à dire que d'obscurs intérêts politiques sont à l'origine de ce déséquilibre économique, il n'y a qu'un pas que l'on ne saurait bien évidemment franchir... Différentes analyses historico-politiques vont même plus loin, affirmant que les effets de la consommation de qat sont plébiscités par le pouvoir, car limitant toute action politique. Il vient en effet difficilement à l'esprit d'un camé d'aller manifester ou de contester... Les salaires générés par la production de qat étant par ailleurs plus élevés que la moyenne nationale. L'accoutumance au qat serait ainsi une bénédiction pour un gouvernement voulant agir les mains libres, plaçant sous son aile une population amorphe et en manque, à la recherche de la dose tant désirée. Situation dont les différents leaders tribaux et les autorités politiques peuvent tirer un pouvoir contraignant sur la population. Mais cela ne nous regarde pas...